"Le dos-portrait d'Emmanuelle C."

Texte de Frédéric Worms

« Jamais elle n’avait pensé que le dos humain peut être à ce point expressif et transmettre d’une façon aussi pénétrante des états d’âme. »
Cette phrase de Vie et destin, de Vassili Grossman, n’avait pas échappé à Emmanuel Levinas. Car elle faisait comprendre, d’un coup, que ce n’est pas seulement la « face de l’homme » qui est, au sens le plus profond qu’il voulait donner à ce terme, un visage. C’est tout le corps qui est visage. Un « dos humain » est pleinement visage, en ce sens précis que lui donne justement Levinas, c’est-à-dire avec la part d’absolu et de fragilité qui fait qu’il est écrit sur lui –ou plutôt qu’on entend toujours venir de lui- cette parole : « tu ne tueras point ». Non seulement le dos est un visage en ce sens, mais il l’est plus encore peut-être que les autres parties du corps. Car il incarne au plus haut degré et de manière immédiate ceci : « l’extrême précarité de l’autre ».
C’est pourquoi Levinas est frappé par ce passage de Vie et destin où « il est question d’une visite que rendent à la Loubianka de Moscou les familles ou les femmes ou les parents des arrêtés politiques, qui viennent aux nouvelles ».
« Une femme attend son tour », rappelle-t-il.
Et il continue la citation de Grossman :
« Les personnes qui approchaient du guichet avaient une façon spéciale d’étirer le cou et le dos, les épaules relevées avaient des omoplates tendues comme par des ressorts et semblaient crier, pleurer, sangloter »[1].
Mais ce que nous éprouvons devant les tableaux d’Emmanuelle C. c’est encore autre chose, c’est encore une autre surprise.

Qui aurait cru que l’on puisse à partir du dos –de dos- faire ce que la tradition de l’art occidental a constamment considéré comme un autre privilège du visage : un portrait ? Le dos peut, comme le montre Grossman, comme le dit Levinas, comme on le voit aussi dans ces tableaux, incarner la fragilité universelle, dans ses plis les plus singuliers. Mais qui aurait cru qu’il puisse, aussi bien que les traits d’un visage aimé et leur inimitable expression, nous arracher ce cri dont Ricoeur dit qu’il définit le « petit miracle de la reconnaissance », ce cri, en effet : « c’est lui ! », « c’est elle ! », « c’est bien lui », « c’est tout à fait elle ». Qui aurait cru que l’on puisse faire de quelqu’un -ou de quelqu’une-, de dos, un portrait ? C’est l’opération mystérieuse et limpide, vitale en plus d’un sens du terme, d’Emmanuelle C. Elle ne frappera pas seulement ceux qui « connaissent » les modèles, ou plutôt qui les y redécouvrent, avec une exclamation de surprise. Mais chacun et chacune devant chacun ou chacune. Mais quelles en sont les conditions ?

Il y a d’abord, bien sûr, toutes les conditions de la plus haute peinture. Il y a une réinvention de la peinture, et l’inscription dans l’histoire aussi de la peinture, et son renouvellement. Les codes du portrait : un cadre, une coupe, une posture, une intention. Les marques du contemporain : les fonds, la couleur, posée, montée, houleuse, comme dans les tableaux de Rothko. Une reconquête de l’humain, sur le fond de l’histoire du siècle, comme dans les faces brouillées, sacrifiées, de Fautrier. Un geste en effet, dans la peinture, politique, ou dans l’esthétique, éthique. Il y a tout cela et plus encore, que nous ne saurions pas entièrement décrire. Cette touche et ce mouvement, cette extrême alliance des couleurs et de la forme, cette double condition de la vie et du vivant : corps singulier et milieu sensible, que la peinture nous restitue, enfin.
Mais il y a encore autre chose. Nous sentons qu’il y a encore une autre dimension, qu’il y a fallu encore un autre travail.

Et tout à coup, oui, nous comprenons de quoi il s’agit. Il s’agit du regard humain. Le regard de celui ou de celle qui peint sur son modèle ? Oui, bien sûr, car c’est en s’imprégnant du dos de quelqu’un, pendant la pose, c’est pendant cette exposition première (avant celle que l’on visite), que celui ou celle qui peint peut parvenir à rendre la physionomie secrète et inimitable qui est la loi de la posture et de la vie de son « modèle ». Mais il ne s’agit pas simplement de cela, d’une contemplation approfondie de quelque chose qui serait déjà là et qui n’aurait qu’à livre son secret, par le miracle de la ressemblance. Il s’agit de tout autre chose.
Ce que nous apprend en réalité la peinture d’Emmanuelle C. c’est que nous ne précédons pas les regards qui se posent sur nous, c’est que nous sommes créés par le regard qui se pose sur nous, avant même que nous regardions le monde. C’est que nous sommes un dos, pour un visage, avant même d’être un visage, devant le monde. Dans le visage et le portrait de la tradition, par exemple dans la grande peinture humaniste et renaissante, le peintre se place devant le corps et le visage humain. Il cherche à restituer le regard et la pensée de l’homme, qui ont quelque chose d’absolu et d’indépendant, de premier, de souverain, comme d’ailleurs le regard du peintre lui-même, sur le monde. Mais ce que nous découvrons ou redécouvrons ici c’est tout autre chose. C’est que, avant de voir, nous avons été vus, c’est-à-dire créés, portés, par un regard, qui fut et qui est encore la condition même de notre existence, de notre reconnaissance (en un tout autre sens encore que la ressemblance), simplement du fait que nous ne pourrions être singulier, sans le regard singulier de quelqu’un d’autre qui s’attache à nous rendre ainsi l’expression et la vie. Chaque spectateur retrouve ainsi ce pouvoir, qui est attaché aux relations humaines : se créer les uns les autres, par nos regards singuliers et inimitables.

Mais le spectateur ne retrouvera pas seulement ce pouvoir. Comme celui ou celle qui peint il retrouve aussi autre chose, qui est peut-être la dimension dernière de cette redécouverte de la peinture et grâce à la peinture. Il redécouvre aussi en peignant les dos des autres comment lui-même non pas « voit », mais a été « vu » sans le savoir, comment il est tissé du regard des autres, du regard que les autres ont posé sur lui et dont, devant la pose du dos des autres devant lui, il fait ainsi tout autre chose. Sa propre fragilité. Nous ne savons plus que toutes nos attitudes, nos pensées, nos actes, sont traversés par tous ces regards qui nous est constitués et dont nous avons la mémoire profonde et secrète. Mais il nous faut rechercher et retrouver cette fragilité (la plus individuelle cette fois et non la plus universelle), dans la relation aux autres, pour la redécouvrir en nous mêmes, pour la délivrer, pour nous en délivrer. Ainsi, pourrait-on dire, il en va de ces portraits comme de tous portraits : ils sont aussi des auto-portraits. Oui, mais c’est en un sens nouveau et en quelque sorte inouï. Car c’est encore dans le dos de celui ou de celle qui peint, que se fait ce travail. Un travail d’analyse, un travail analytique, porté par la relation humaine comme tout travail analytique, sinon que ce travail et cette relation passent ici par la peinture (et non par la parole), et même non seulement par la peinture, mais à travers elle par la beauté, pour être possibles, pour être visibles.

Ainsi, ce que nous voyons ici, l’invisible qui est rendu visible, ce n’est pas seulement le visage ou le dos de celui ou de celle qui est peint ou peinte, c’est aussi le visage ou le dos de celle qui peint, comme si nous étions à notre tour derrière elle qui peint, pendant qu’elle regarde et recrée non seulement le dos humain mais à chaque fois le dos de quelqu’un. Ce que nous voyons c’est aussi ceci, de tableau en tableau : le dos-portrait d’Emmanuelle C. Double invisible rendu visible, double visage. Mais il y en a encore un troisième, et qui pourtant ne donne lieu à aucun vertige, qui au contraire nous reconstitue. Car c’est aussi notre dos à nous, qui passons, qui regardons, qui nous arrêtons, qui nous est rendu visible, ou sensible, quand nous voyons ces tableaux. Mais on n’est pas renvoyé pour autant de l’un à l’autre de manière mécanique, comme dans un vague jeu de miroirs dans une salle d’attente ou une cabine d’ascenseurs, à l’infini, au sens du mauvais infini. On n’est pas renvoyé « dos à dos » au sens du conflit ou de la précarité. De cela on est au contraire délivré. Ce qui nous est rendu ici, c’est un dos à dos qui est une relation et une entente et, à chaque fois, un infini, un tête à tête.

Frédéric Worms

Frédéric Worms


[1] Pour tout ceci, voir Levinas, Altérité et transcendance, Fata morgana, 1995, pp. 146-147.